- Julien Geffray
Entretien avec un écopsychologue : Jean-Pierre LE DANFF
En ces temps d’urgences écologiques (oui, au pluriel), de plus en plus de nos concitoyens ont conscience des menaces qui pèsent sur notre environnement et sur la planète, et appellent de leurs vœux un changement radical de paradigme – et donc de dispositions psychologiques.
L’incertitude qui concerne notre avenir en tant qu’individus, communautés, peuples ou espèces, est telle qu’un nouveau phénomène psychologique prend de l’ampleur : l’éco-anxiété. L’écopsychologue Jean-Pierre le Danff, que j’ai rencontré, avait déjà été interrogé par plusieurs médias de l’écologie à ce sujet, dont Reporterre. Je vous recommande d’ailleurs de lire ledit article de Reporterre (5 minutes) avant de lire l’échange, car celui-ci s’en veut un prolongement.
Lors de notre discussion, l’écopsychologue évoquera ses propres convictions quand à l’évolution de notre société. Nous éclairerons les réactions et réponses humaines à la catastrophe écologique en cours, à la lumière de la psychologie. Nous conclurons avec des considérations à l’usage des décideurs économiques – la raison d’être de ce blog. Nous prolongerons le plaisir par quelques questions de société.
Cet entretien de deux heures a eu lieu au domicile de M. Le Danff, en Bretagne, en février 2020. Il a été rédigé avant l’irruption du virus Covid-19 dans notre quotidien, mais le thème évoqué n’en est que plus d’actualité à la lumière de cette crise majeure, prédite de longue date par les scénarios évoquant un probable effondrement de notre civilisation.
Introduction à l'écopsychologie
M. Le Danff est écopsychologue et écothérapeute, à côté d’une pratique clinique (Gestalt thérapie) ainsi qu’en entreprises (il est également consultant en ressources humaines). Son parcours et sa définition de l’écopsychologie sont disponibles sur son site internet.
L’un des axiomes de départ de l’écopsychologie est que la crise écologique est le reflet des désordres psychologiques de l’esprit humain, incapable, en général, de comprendre et d’agir pour préserver le climat, la biodiversité et l’environnement malgré la somme des connaissances scientifiques accumulées sur ces questions.
Cette crise de l’esprit humain procède de deux facteurs :
l’aspect systémique de la crise qu’aucun esprit humain n’est capable d’embrasser par sa complexité et son ampleur, et la déresponsabilisation qui découle de cette distanciation.
l’évolution de notre esprit vers de plus en plus de concepts, découplé du réel et de la Nature, et qui est à l’origine de nombre de désordres psychologiques (névroses, addictions, ignorance de la nature…) dont nous sommes, dans cette société de consommation, presque tous largement atteints.
Pouvez-vous nous parler de ce livre à paraître, puisqu’il s’agit de votre projet majeur du moment ?
Les deux passions de ma vie, dont j’ai pris conscience dès mon adolescence, sont l’écologie et la psychologie. C’est un grand bonheur d’en avoir fait mon métier et d’avoir reçu cette commande d’ouvrage des éditions Hachette.
Ce livre comportera trois grandes parties et a pour titre provisoire: « L ‘écologie au risque de la psychologie », en référence au livre de Dolto « l’Evangile au risque de la psychanalyse ». Il s’appuiera sur trois principaux piliers théoriques : les neurosciences, les sciences cognitives et la psychologie (en particulier, la Gestalt) et enfin l’écopsychologie.
J’y évoquerai les influences qui ont éclairé ma compréhension de ces sujets. Par exemple, celle de Gustav Jung ,qui est un précurseur méconnu de l’éco-psychologie. Il a écrit des choses inouïes sur la nature et l’humain.
Vous recevez des personnes qui souffrent de troubles liés à leur connaissance de la crise écologique actuelle. Cependant, puis-je vous demander quelle est votre croyance personnelle relativement à l’évolution du monde ?
Il me suffit d’entendre cette question pour sentir les larmes me monter aux yeux ! Je suis sensible et connaisseur de l’écologie depuis plus de trente ans. Pendant des décennies, j’ai été pointé du doigt comme un rêveur, un fantaisiste, un poète, un alarmiste… Or, depuis les années 70, époque à laquelle j’ai découvert cette problématique, à aujourd’hui, tout a été et va dans le sens d’une aggravation des messages d’alerte écologiques venant, en particulier, des scientifiques. Aujourd’hui, je pense que les chances de l’humanité de s’en sortir sont réduites, et j’en suis terrifié.
Quels sont les facteurs qui semblent nous condamner en tant qu’espèce ?
Je dois dire que la thèse du « bug humain » de Sébastien Bohler est convaincante: il avance que le striatum, une structure nerveuse de notre cerveau qui suscite la sécrétion de la dopamine, nous gouverne par la recherche insatiable de plaisirs que nous trouvons dans la sexualité, la nourriture, le confort, l’information et le statut social… pouvant aller jusqu’à des mécanismes d’addiction. L’être humain ne connaissant pas de limite à son appétit de ces plaisirs, voilà qu’on l’encourage encore via les nouvelles technologies qui amplifient leur recherche et leur satisfaction : plus de consommation, plus de porno, plus de visibilité sociale, etc… Cette facilité à consommer contribue évidemment à détruire la planète encore plus vite… ne laissant que peu de chance à notre humble cerveau de s’en sortir car c’est toujours un cerveau de chasseur-cueilleur. Cette thèse conduit à penser que nous ne saurions inverser la tendance de notre auto-destruction.
J’aime aussi m’appuyer sur les travaux de Margaret Wheatley, présentés dans son dernier livre, en particulier, à ses références à John Glubb, un officier britannique du 20è siècle qui a théorisé le cycle des civilisations à partir de l’étude de treize d’entre elles. D’après cet auteur, nous serions tout simplement à la fin de la nôtre, qui va s’achever selon le même scénario que celui vécu par les empires phéniciens, romains, etc…
En effet, beaucoup de signaux actuels pourraient confirmer que notre civilisation est en passe de s’effondrer. Quand on voit, par exemple, tout récemment, que 1000 scientifiques français, dans une tribune dans le journal Le Monde, appellent à la rébellion, on se dit qu’on est à un point extraordinaire et, en même temps, terrifiant, de l’histoire. Un tel appel de scientifiques auraient été totalement inimaginable il y a seulement quelques années. Il dit que nous sous-estimons, moi le premier, sans doute, l’extrême gravité de la situation.
Alors, mon petit espoir je le retire, notamment, des travaux et du modèle de Joanna Macy et Chris Johnstone (« Active Hope ») . En effet, ce modèle, pour éviter le mur dans lequel nous nous précipitons, nous invite à prendre le « Grand tournant » et, pour cela, à développer trois niveaux d’action:
continuer à s’opposer aux modes de production et de consommation actuels et étudier les causes sous-jacentes du modèle économique dominant pour le saper ;
commencer à mettre en place, concrètement, des alternatives au modèle actuels : villes de transition, mouvement Slow, mouvement Colibri et Oasis, etc. ;
enfin, promouvoir le changement de conscience – et changement de paradigme – en passant d’une vision du monde où les êtres vivants se vivent séparés (vision cartésienne) à une vision où l’on réalise que l’on est complètement interdépendants de la nature (vision systémique).
Mon autre espoir (et ce sera une partie conclusive de mon livre) c’est qu’une partie significative de la population parvienne accorder plus d’importance à la recherche du bonheur que du plaisir ; c’est-à-dire qu’elle puisse s’émanciper du striatum et de la dopamine (du « faire » et de l’ «avoir ») pour donner toute sa place à la production de sérotonine (l’hormone du bonheur, de l’« être). Caresser un animal, regarder un enfant, passer du temps avec les personnes qu’on aime ou apprécie, se promener dans la nature, par exemple, contribuent à la sécrétion de la sérotonine…
In fine, nous avons besoin d’influenceurs pour nous aider à nous détacher du « bien-être » et du confort superficiels, pour aller vers le bonheur.
Vous parlez de votre émotion de « terreur ». Etes-vous alors ce qu’on appelle un éco-anxieux ?
Non, pas du tout. C’est une question qu’on me pose souvent, depuis que l’éco-anxiété - et avec elle mon travail - a été mise à la mode par certains médias. Je suis toujours étonné de la focalisation sur cette émotion de l’«anxiété » alors que la crise écologique en déclenche bien d’autres : colère, honte, peurs, dégoût, tristesse. L’anxiété est un sentiment plus ou moins permanent, insaisissable, mais dont la cause est souvent difficile à identifier précisément… La peur est un peu différente ; elle est suscitée par un danger précis (réel ou imaginaire) identifié dans le temps.
Je ne suis donc pas plus éco-anxieux qu’éco-en-colère, éco-violent, éco-coupable, éco honteux, éco-peureux, éco-dépressif (en fonction des nouvelles de la planète)… C’est un cortège d’émotions qui peut nous accompagner dans ces circonstances écologiques mais n’est pas, la plupart du temps, le signe d’une pathologie.
Parlons des informations effrayantes dont nous sommes abreuvés au quotidien. Continuez-vous à vous informer sur l’effondrement en cours ? Comment recommandez-vous à vos patients de gérer ce type d’informations ?
A titre personnel je suis presque constamment au contact de l’information sur l’état de la planète : je lis principalement Le Monde, (il montre une table recouverte de coupures de presse concernant l’environnement), suis abonné à plusieurs revues de presse…
Avec mes patients, je suis principalement dans l’accueil ; je n’ai pas à les juger. J’interroge : qu’est-ce qui est juste pour eux ? Évidemment, si une personne révélait une addiction aux informations anxiogènes, j’irais questionner ce qu’elle cherche à entretenir, ce que cela révèle d’elle, etc.
Quel est votre avis sur les croyances des collapsologues, des personnes convaincus que notre civilisation peut s’effondrer dans les quelques années qui viennent ?
Selon moi la thèse de l’effondrement n’est en rien une croyance ! C’est, en fonction des personnes, une hypothèse, une conviction, peut-être une certitude, pour quelques uns. Une croyance est l’adhésion, relativement aveugle, à des idées, des concepts : Dieu, la sainte vierge, le grand soir…
A titre personnel, je trouve que c’est une hypothèse très crédible quand on prête attention à la réalité de l’état de la planète, documentée par les études scientifiques. Cependant, de ce constat implacable, chacun fait ce qu’il veut. Pour certains, du reste, l’effondrement est un bien, pour d’autres c’est une catastrophe. Certains, mais certainement pas la majorité, peuvent en faire une croyance y compris dogmatique.
Les causes de l’éco-anxiété sont-elles les mêmes chez tout le monde ?
Probablement pas. La situation, par sa complexité, nous touche différemment. Un tel sera affecté par la perte de biodiversité, une autre par la disparition des ressources, un autre par les événements météorologiques extrêmes. Nous ne sommes pas tous d’accord sur l’importance des problèmes environnementaux. Personnellement, je vis au quotidien avec ma solastalgie, la souffrance d’avoir vu et de voir encore la Bretagne bocagère disparaître devant moi depuis 40 ans, sous les impacts de l’agriculture intensive et de l’urbanisation. C’est dû à mon histoire et mes souvenirs d’enfance de breton de l’intérieur. Chaque histoire génère des souffrances qui peuvent être différentes.
Au fait : les éco-anxieux ne seraient-ils pas, avant tout, des anxieux ?
L’anxiété fait partie de notre humanité. Chaque être humain recèle des dispositions à être anxieux (tout autant qu’à être peureux, angoissé… ou joyeux). Certains le sont beaucoup plus que d’autres. Mon hypothèse est que notre sensibilité à l’anxiété ne dépend pas que du niveau d’information, mais avant tout de notre histoire personnelle.
Tous les anxieux ne seront donc pas éco-anxieux, et tous les éco-anxieux ne possèdent pas un fond anxieux personnel significatif. La thérapie n’est donc pas la même en fonction des cas des personnes. Un éco-anxieux qui était anxieux avant de découvrir la crise écologique sera accompagné par le thérapeute, d’abord, sur l’origine et le sens de cette anxiété.
Dans la prise de conscience écologique, on fait face à un cycle du deuil (déni, colère, marchandage, dépression, acceptation. Diriez-vous en tant qu’éco-thérapeute que votre rôle intervient au stade « dépression » ?
Evidemment, je n’accompagne pas les gens qui sont dans le déni ou le marchandage, car ils ne viennent tout simplement pas me voir ni voir, j’imagine, d’autres écothérapeutes. J’accompagne principalement ceux qui sont dans les phases de colère et dépression, et éventuellement, au début de la phase d’acceptation.
Quelle est la clé pour rentrer dans la phase « acceptation » ?
Il n’y a pas de clé, selon moi. C’est un processus neurobiologique et psychologique, qui se fait, en quelque sorte, « sans nous ». A un moment donné, on a été au fond de la dépression et on ne peut que remonter … pourquoi ? Parce qu’on a intégré profondément, inconsciemment, qu’il n’y avait plus d’autre choix que d’accepter la réalité.
Cependant on peut donner quelques conseils aux personnes en pleine éco-dépression : celui d’aller consulter un psychothérapeute sensible à ces souffrances ou, mieux un éco-thérapeute (mais ils sont si peu nombreux en France ! deux ou trois ?), ou pratiquer la méditation (en particulier celle de pleine conscience)… et surtout renouer avec la nature, avec tous ses sens : c’est peut-être la meilleure thérapie.
Enfin, il est bénéfique de s’intégrer à un groupe de soutien, au sein duquel on partagera nos souffrances psychologiques pour la planète. On peut croire, à tort, qu’on est seul dans cette situation souffrance. Or ce n’est pas du tout le cas. La vogue du sujet de l’éco-anxiété dans certains médias a au moins le mérite de montrer qu’il s’agit d’un phénomène de plus en plus courant.
Christophe André ou Charline Schmerber qualifient les éco-anxieux de personnes plus sensibles que la moyenne et donc, finalement, comme en avance sur leur temps. Si les éco-anxieux font figure de pionniers sains dans un monde malade, alors demain tous éco-anxieux ?
Les éco-anxieux sont, en effet, probablement des personnes sensibles, en tout cas plus sensibles aux problématiques de la planète. Pour autant, je ne crois pas du tout que nous serons, demain, tous éco-anxieux. D’abord, parce que nombre de nos concitoyens sont dans le déni de la situation écologique actuelle, ce qui limite déjà la propagation de cette émotion d’anxiété. Pour ceux et celles qui ne sont pas dans le déni – et c’est le cas, je crois, de plus en plus de personnes, ils ne sont pas, pour autant, en pleine conscience de la gravité des données écologiques. Chris Johnstone , qui a écrit le chapitre « Psychologie du changement » du Manuel de Transition (Rob Hopkins), avance que la majorité des gens n’en seraient qu’à la « pré-conscience » de cette situation et sa gravité : qu’il s’agisse du changement climatique, de la pollution par les plastiques, de l’érosion de la biodiversité... On n’en est pas encore, loin s’en faut, à la réelle « conscience » des problèmes : c’est aussi pourquoi il ne peut donc pas y avoir, à ce stade, d’émotions en réaction.
Dans le travail d’un psychologue, il y a souvent le but de faire accepter à une personne qui elle est vraiment, de s’aimer elle-même. Or l’écopsychologie intègre la nécessité de changement à tous les niveaux dont celui de l’individu. Comment conciliez-vous ces injonctions contradictoires ?
En tant que thérapeute, je n’adhère pas nécessairement au terme « accepter ». Je préfère celui d’« accueil », ce qui est plus nuancé. Et là, il n’y a plus de contradiction. Il s’agit d’accueillir ce qui se passe en moi, ici et maintenant: point à la ligne. Je peux ne pas accepter mon éco-anxiété, mais je peux au moins l’accueillir et, du coup, examiner ce qui se passe en moi et ce que je peux en faire. Je peux même accueillir… que je n’accueille pas. Ce que vous ressentez, personne au monde n’a le droit de vous le contester ou de vous l’enlever. Ce qui est important d’évaluer, c’est ce que vous en faites. On peut être en colère, par exemple, contre nos gouvernants qui n’en font certainement pas assez. Mais qu’est ce qu’on en fait de cette colère ? Va-t-on écrire un article, manifester, poser une bombe ? Tout n’est pas légitime dès lors qu’il y a de la violence envers autrui.
Peut-on aider des personnes éco-anxieuses qui ne sont pas prêtes à de grands changements (travail, lieu de vie, …) ?
Je n’associe pas nécessairement l’éco-anxiété avec le besoin de changement. On peut aider une personne sans qu’elle ait besoin de changer de travail, de mode de vie, de lieu de vie…
Avez-vous rencontré des chefs d’entreprises concernés par l’éco-anxiété, à titre personnel ou au sein de leurs équipes ?
J’ai eu la grande et agréable surprise d’avoir eu une sollicitation de Carbone 4, un cabinet de conseil spécialisé dans la transition énergétique et l’adaptation au changement climatique, pour accompagner et aider une partie de l’ équipe à comprendre et gérer leurs ressentis émotionnels. Ce cabinet est à la pointe des informations sur la crise écologique, dans sa dimension climatique. De ce fait, l’équipe souffre d’être exposée à l’accumulation d’informations anxiogènes.
J’ai également été sollicité pour co-animer une conférence expérientielle d’une vingtaine de représentants RSE de clients de Carbone 4, dont des membres du CAC40. Il y avait, à ma grande surprise, une majorité de personnes en souffrance éco-psychologique dans ce public. Les émotions, qui ont été exprimées par ces personnes de niveaux de responsabilités importants, en pleine réussite de carrière, étaient très touchantes : des peurs, des tristesses, des expressions de solitude et d’impuissance.
Dans un tel cas, comment traiter la dissonance cognitive entre ses convictions et la réalité de sa carrière ? Faut-il quitter son job ?
A nouveau, en tant que coach ou thérapeute, il serait inacceptable d’orienter les choix de vies professionnelles de mes clients. Mon travail de thérapeute est d’amener les personnes à avoir la vision la plus complète de leurs ressentis, dans le contexte de leur cadre de travail, et de les responsabiliser un maximum. Chez tous les responsables RSE que j’ai rencontrés, personne ne souhaitait partir de l’entreprise à cause de dissonances cognitives ; au contraire elles préféraient y rester pour continuer à se mobiliser, influencer davantage leurs collègues, et cherchaient des outils pour susciter des changements de comportements en interne.
Qu’est ce que l’entreprise peut apporter à ces personnes ?
La question est vaste. Un de mes clients, patron d’une entreprise technologique de vingt salariés, est un humaniste. Il a mis des infrastructures très accueillantes à destination des employés (salle de sieste, horaires souples…). Cependant, cela ne suffit plus. Certains collaborateurs expriment des réserves par rapport à la raison même d’être de l’entreprise. Sous la pression de certains de ses salariés, il a décidé de réorienter l’activité de l’entreprise vers plus de prise en compte des problématiques environnementales en se faisant accompagner par un cabinet de conseil spécialisé.
Que pensez-vous des personnes qui, prises de panique à l’idée de l’effondrement, plaquent tout pour essayer de trouver un lieu de résilience ?
L’humain que je suis, qui souffre de la crise écologique, trouverait cela courageux et responsable. Le thérapeute se contentera de s’enquérir de la justesse de cette décision pour la personne.
Les capitalistes ont-ils les moyens cognitifs de changer leur vision du monde ?
Je ne sais pas. Je me suis intéressé aux travaux de « The Natural Step », une société de conseil créée pour modéliser et accompagner les entreprises vers le « natural capitalism » . Certaines thèses disent que c’est possible. Je serais heureux d’accompagner éco-psychologiquement n’importe quel dirigeant de société dite capitaliste dans cette voie, car il faut bien accepter que c'est le système qui prévaut aujourd'hui
Mon expérience montre que les dirigeants souhaiteront être accompagnés si et seulement si les actionnaires le souhaitent.
Les dirigeants ont parfois, de leur côté, la capacité d’orienter leurs actionnaires, même si un dirigeant écologiste chez Air France, par exemple, ne tiendra pas forcément longtemps. Cependant certains fonds de pension américains et nordiques ont annoncé arrêter de financer le charbon… les deux sont donc quelquefois possibles et souhaitables.
Comment ?
Je n’ai pas la réponse. J’ai été touché intellectuellement par le travail d’une ONG anglaise qui s’appelle Natural Change Project. D’après eux, pour que la société change il faut agir sur trois leviers :
individuel (se changer soi-même)
susciter des changements culturels (par exemple, le phénomène #flygskam en Suède, le véganisme, le mouvement Slow Food, le développement de l’alimentation biologique)
parvenir à susciter le changement de conscience chez les acteurs clefs de la société, dont les chefs d’entreprise, les syndicats, … et c’est ce qu’ils font en proposant des séminaires en pleine nature pour leaders.
Un chef d’entreprise a, pour des raisons systémiques, une responsabilité beaucoup plus grande dans la société que ses salariés, sans que cela ne doive déresponsabiliser ces derniers. Un peu comme les espèces « clefs de voûte » dans un écosystème naturel.
L’ancien patron de Interface (pionnier mondial de la moquette à dalles vers 100% recyclable), Ray Anderson, décédé récemment, avait pris conscience des problèmes écologiques. Aussi, au lieu de vendre des moquettes, il a un jour décidé que l’entreprise les louerait, afin de maîtriser tout leur cycle de vie y compris le recyclage. C’est l’exemple significatif d’un patron qui, à lui tout seul, a tout changé dans une multinationale.
Aussi, influencé par Margaret Wheatley et son dernier ouvrage, « Who do we choose to be », je crois aujourd’hui beaucoup à l’importance déterminante d’un leadership éclairé pour prendre le Grand tournant.
Un exemple, inverse : le non-leadership du prince Charles d’Angleterre, pourtant sensible, apparemment, aux problématiques écologiques actuelles. En effet, il ne semble pas avoir d’influence significative sur les politiques environnementales de son royaume.
Quelle sera la prochaine étape pour une société visant la résilience ?
Il n’y a pas de chemin par étapes dans un système complexe, selon moi. Je présente toujours le modèle de Joanna Macy en conférence, car c’est l’une des penseures et activistes écologiques à me donner de l’espoir (un peu). J’ai présenté succinctement ce modèle précédemment.
Dans les structures en place, l’ordre hiérarchique (avec l’oligarchie et la technocratie tout en haut, l’un au-dessus de l’autre) est de plus en plus mis en cause. Si cette structure doit disparaître et être remplacée, comme le souhaitent certains, par une sociocratie, comment cela peut-il advenir ?
Dans notre civilisation, je crains qu’il ne soit impossible de faire émerger la sociocratie dans son ensemble. Si j’en crois Albert Einstein et Paul Watzlawick, aucun système ne peut pas changer les règles qui ont présidé à sa création (ce serait, en quelque sorte, « se tirer une balle dans le pied ». Par exemple, les citoyens islandais, il y a quelques années, ont souhaité changer leur système politique ; mais cela s’est soldé par un échec à cause de la puissance des structures déjà en place (en particulier, leur constitution) qui avaient tout verrouillé.
Pour autant je ne crois pas qu’on ne puisse rien faire. Dans « Pour une révolution de la conscience», David Bohm et Mark Edwards nous invitent, à côté de bien d’autres, à changer de conscience. Il n’y a pas d’autre issue, à mes yeux. Un changement profond, à l’intérieur de nous, et des changements dans l’éducation que nous proposons à nos enfants pourraient, peut-être, nous permettre de nous en sortir. Si nous changeons assez vite et si nous sommes assez nombreux.
Pour aller dans votre sens et être volontairement provocateur, faut-il attendre que les plus de trente-cinq ans meurent pour voir advenir un état de conscience globale suffisant ?
Je ne crois pas que les individus de ma génération et de la précédente puissent changer, en effet. Cela me semble impossible du fait du poids des conditionnements. Leurs combinaisons neuronales sont, chez la majorité d’entre eux, bloquées au niveau de leurs croyances (la croissance sans limite, la croyance dans le progrès, la supériorité de l’humain sur la nature, etc…). Pour moi, aujourd’hui, qui suis plutôt désespéré sur l’avenir de notre planète, ce qu’il me reste d’espoir réside clairement chez les jeunes comme Greta Thunbert ; c’est d’eux, je veux croire, que viendront les plus grands changements, si, changements il y a . En attendant faisons de notre mieux.