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  • Julien Geffray

L'âge des héros

Ce post évoque le problème suivant :

  • Donnée A : en 2019, même les conservateurs les plus sévères parlent d'écologie.

  • Donnée B : les émissions de gaz à effet de serre augmentent, ainsi que la déforestation, l'urbanisation, l'accaparement des terres, les pollutions, l'inégalité, la mortalité des animaux sauvages, …

  • Question : Pourquoi le changement est-il si lent, si le sujet est si important ?


Après des années de tergiversations, j'ai fini par rejoindre ceux qui ont eu assez d'attendre la réponse, et ont décidé de changer. [1]


Aujourd'hui, je souhaite revenir vers ce qui s'est passé depuis que j'ai annoncé mon départ et parlé de mes projets, et sur les conclusions que j'en ai tiré.



Qu'apprend-on quand on interrompt la routine ?


Avant tout, il faut dire que j'ai longtemps eu l'impression d'être très isolé dans ma démarche. Je pensais que pratiquement personne dans ma classe socio-professionnelle n'avait pris la mesure de l'impasse du système, et donc du non-sens de son propre rôle au sein du système. Je n'en parlais donc qu'à mots timides et vagues, retenu par la crainte de troquer le statut de « cadre en réussite » pour celui de «utopiste en voie de marginalisation » . J'imaginais les critiques plus ou moins polies, les silences embarrassés, les moqueries, et je les comprenais d'avance : informaticien puis commercial, mes mains n'ont jamais « travaillé » depuis leur premier jour il y a trente-sept ans. J'ai conscience que ma démarche puisse ressembler à une crise adolescente tardive, un caprice de bobo gâté, une fantaisie de citadin ignorant. Mon projet étant à l'ébauche, ma foi en mes compétences encore ténue, le regard des autres me renvoyait à mes propres incertitudes concernant l'avenir, et je n'osais développer franchement mes envies, afin certainement de protéger des rêves embryonnaires et fragiles.


De façon confondante, l'inverse de mes appréhensions s'est produit : je n'ai reçu que félicitations, encouragements et recommandations. Que ce soit mes anciens collègues, mes voisins, mon banquier et même certains de mes proches, tous ont entendu parler de permaculture, tous ont entendu parler des menaces d'effondrements, chacun « connaît quelqu'un qui a fait la même chose ». Pour un garçon qui souhaite pratiquer la prospective, je m'étais très lourdement trompé sur les réactions des gens, proches ou non. Dès lors dans ce post, j'extrapolerai et je ne les nommerai pas « eux », mais « vous ». Car si ces échanges n'ont pas valeur statistique, j'attends désormais de croiser la personne qui se moquera ouvertement, en 2019, de la recherche d'un mode de vie durable. Il est donc normal que le sujet se soit répandu à travers les bords politiques : depuis ces européennes, l'écologie n'est plus le sujet « qui commence à bien faire ».


Si chacun est convaincu d'un nécessaire changement, pourquoi ce changement est-il aussi lent, tardif et contrarié ?



La révélation de n'être que passager de l'époque


Relativement à l'anthropocène et ses impasses, certains d'entre vous ont retenu la trajectoire énergétique, d'autres expriment une crainte sur l'alimentation, ou encore la biodiversité, la pollution... d'autres sont déjà à l'étape de la compréhension systémique et universelle des enjeux. Je ne saurais compter le nombre d'entre vous m'ayant avoué avoir des idées, des projets, des rêves en ce sens : quitter leur job, un mode de vie qu'ils estiment condamné. Quelques uns rêveraient de se passer de leur smartphone ! Mais voilà, il y a un crédit, il y a les études des enfants, tous les prétextes du monde puisque par nature, le monde dans lequel nous vivons s'oppose au monde que j'appelle à faire émerger. C'est pour cela que nous trouvons, dans la plupart des discours écologistes, la notion de petits pas : nous ne sommes pas capables, pour la plupart, d'une bascule absolue et immédiate, pour de nombreuses raisons parmi lesquelles :

  • nous avons l'impression que c'est impossible

  • nous ne le souhaitons pas vraiment (sinon quelque chose au moins serait possible)

  • nous nous décourageons devant les résistances d'un système qui refuse qu'on lui déroge. D'après ma propre expérience, quitter une banque pour une autre plus vertueuse peut prendre six mois.

Il y a surtout une imagination dans l'impasse : un manque de récits donnant de la consistance au rêve. Cette bataille se gagnera sur tous les terrains : cinéma, TV, radio, presse, mais aussi et surtout dans la rue et les couloirs des entreprises. Je renvoie au Petit Manuel de Résistance Contemporaine de Cyril Dion pour en prendre conscience. Heureusement, des signes d'encouragement existent, comme cette initiative du Guardian qui secoue la novlangue du néo libéralisme pour essayer de ramener les mots vers plus de vérité : quel sera le premier grand journal français à parler de « l'urgence climatique » au lieu du « changement climatique », « populations de poissons » au lieu de « stocks », « climato-négationnistes » au lieu de « climato-sceptiques », « modèle agricole éco-destructeur » au lieu de « modèle agricole conventionnel » et surtout « descente énergétique » au lieu de la nébuleuse mais omniprésente « transition écologique » ?


Au fait : les médias relaient aujourd'hui les sujets environnementaux. Si chacun d'entre nous a accès à ces informations, pourquoi dans ce cas ne sont-elles pas l'objet de nos discussions quotidiennes ?


C'est, je crois, dû à l'atomisation extrême de notre société. Nous sommes tellement isolés et coupés du monde que nous ne visualisons même plus de solution collective. Alors, nous sommes nombreux (mais pas encore assez pour faire mouvement) à chercher à nous sortir par nous-mêmes du cercle vicieux et éco-destructeur du « gagner plus ».


D'une part nous croyons être les seuls dans notre entourage à avoir pris la mesure du problème . C'est une croyance doublement fausse, car d'une part notre entourage a les mêmes moyens d'information que nous, et d'autre part personne n'a vraiment pris la mesure du problème. Le sujet est tellement vaste qu'il faut un collectif de milliers de scientifiques experts, le GIEC, pour en détourer une petite partie, qui n' en étudie pas encore les dimensions sociale, économique, politique, spirituel, ...


D'autre part nous ne croyons pas à la possibilité de solutions collectives et efficaces. Ce manque de foi tient lui-même à plusieurs raisons :

  • A nouveau, la ringardisation du vivre-ensemble au profit de la marchandisation de tout nous a rendus étrangers à toute forme d'action collective gratuite et solidaire, si ce n'est dans les milieux associatifs qui subsistent encore.

  • Nous sommes désabusés : nous ne croyons plus aux fameux « petits pas », et nous attendons un signe des gouvernants pour être certains de ne pas nous battre contre des moulins : comment espérer qu'un collectif de citoyens puisse faire avancer, par exemple, une initiative de Transition, quand les élus locaux bétonnent encore pour transformer des terres fertiles en parkings de grandes surfaces ?


Voici donc ce que je retiens de ces observations :

  • nous sommes très nombreux à avoir conscience que l'écologie et la descente énergétique devraient être des priorités absolues pour tous

  • pour la majorité, nous ne savons pas déclencher une transition personnelle radicale et positive visant à montrer l'exemple, et nous attendons, voire espérons, que quelque chose ou quelqu'un nous y contraindra. Nous constatons que nous n'avons pas vraiment de pouvoir sur notre vie, et que nous sommes à bord d'un train qui se pilote sans nous.

  • cette même majorité d'entre nous n'a donc pas l'influx lui permettant de s'engager pour des projets collectifs de changement

  • ce « nous » inclut les politiques qui sont aussi des personnes, et qui attendent que vous les y contraignez par le vote ou la révolte

  • ce « nous » inclut les chefs d'entreprises qui attendent que leurs actionnaires ou les organismes régulateurs les y contraignent


En somme, tout le monde est prêt, tout le monde sait qu'on ne peut pas attendre, et tout le monde attend la contrainte, le rapport de forces.



Nous avons besoin d'être forcés au changement par de nouveaux leaders.


Dès lors il n'y a que deux issues !

  1. la première, mortifère, est celle de la contrainte de la nature, et qui peut arriver désormais de toutes parts : qu'une épidémie intraitable se manifeste à cause d'agents pathogènes ayant migré suite au changement climatique, que les insectes pollinisateurs disparaissent pour de bon et que nous subissions une famine, que les éléments se déchaînent, que l'accès aux ressources soit suffisamment tendu pour déclencher de nouveaux conflits y compris nucléaires, qu'un effondrement monétaire survienne et volatilise l'épargne citoyenne, qu'une sécheresse assèche l'Afrique Subsaharienne envoyant des centaines de millions de migrants à travers la Méditerranée... tous ces scénarios sont aujourd'hui plausibles à court terme et il est impossible de prédire sous quelle forme nous viendront les premières secousses. Une chose est certaine : nos chers décideurs ne sont pas équipés de l'intelligence systémique leur permettant de traiter l'ensemble des causes [2]. Les solutions sur symptômes seront démagogues et court-termistes, et en aucun cas n'empêcheront les vagues suivantes de déferler sur l'humanité.

  2. La seconde, inspirante, est celle de la contrainte que nous imposeraient des leaders héroïques. Il y a des chefs d'entreprises inspirants, qui privilégient le sens au profit. Il y a (j'espère) des hommes et femmes politiques engagées et sincères, qui n'attende que notre confiance pour saisir fermement la barre et nous éloigner des récifs. Il y a des citoyens qui se battent et risquent tout pour faire jurisprudence et gagner des causes pour le bien du plus grand nombre. Il y a des Claire Nouvian et des Denis Robert, qui remportent des batailles perdues d'avances. Sans présumer du régime sous lequel cette contrainte doit s'exercer (éco-fascisme, état de droit, îlots de survie sur territoire effondré...), nous avons prouvé qu'obéir aux ordres est, aujourd'hui, notre choix politique et personnel.


Quels sont les héros dont nous avons besoin ? En entreprise et en particulier dans le monde des technologies, on nous rabâche les histoires des Ma, Jobs, Musk. Ce sont de fabuleux entrepreneurs qui répètent à l'envie leurs recettes du succès – et que les formateurs ou dirigeants convoquent à longueur de séminaires. Ce sont certainement des visionnaires tenaces aux multiples talents, et il est logique de vouloir s'en inspirer pour faire vivre l'innovation et le courage. Cependant, il ne suffit plus d'inciter nos cadres à s'affranchir des règles qui semblent s'appliquer à tous, et à tout risquer pour réussir ce qui semble impossible. Il faut également donner du sens à l'innovation, et pour cela convoquer au même titre Antoine Deltour, les zadistes de Notre-Dame des Landes ou Gandhi, qui n'ont pas hésité à affronter l'opprobre et le sang pour la même chose que nos vénérés milliardaires : la vision d'un changement positif pour l'humanité toute entière.


La période de prospérité économique qui s'achève a vu les gestionnaires prendre le pouvoir. La fameuse phrase de Mitterrand : « après moi il n'y aura plus que des comptables » est vraie à tous les niveaux de la société. La période récente marquée de l'apologie de l'innovation a appelé à transformer les « managers » en « leaders » j'ai moi-même subi plusieurs formations pour développer mon « leadership » via des techniques de développement personnel. J'affirme que s'ouvre une nouvelle période : celle où les leaders sont toujours bienvenus, mais où ils doivent de surcroît devenir héroïques et incarner une raison d'être positive pour l'humanité, et pas seulement des objectifs de rentabilité. Il est évident que le tamis devient de plus en plus fin, et que nous devrons compter sur un nombre très réduit de personnes pour prendre ces rôles.



Des leaders aux héros


Nous méritons des hommes et femmes politiques héroïques, qui osent être impopulaires, qui acceptent de perdre des élections, et qui font vivre la vérité et l'intégrité. Nous méritons mieux que des primes à la casse et des verdissements de programme deux semaines avant une élection. Nous attendons les responsables qui chercheront des solutions et pas des coupables, qui assumeront leur ignorance des questions environnementales, qui nous parlent comme à des adultes et qui prennent avec nous le chemin de la descente énergétique.


Nous, citoyens, avons le devoir de respecter ceux d'entre nous qui incarnent l'héroïsme moderne : celui de renoncer dès maintenant à un mode de vie climaticide, et qui n'attendent pas qu'une loi leur impose de changer. En attendant de trouver le courage de leur ressembler, nous devons au moins les soutenir et pas les combattre. Nous devons apprendre à parler de sujets graves avec nos proches, nos voisins. Nous aurons alors des surprises, et nous y trouverons peut-être le vrai courage : celui de combattre nos peurs.


Les solutions naîtront de la confrontation avec le réel et de l'acceptation d'un destin commun non seulement à notre espèce, mais à toutes les espèces. Isolés, nous serons inutiles, impuissants et malheureux.


Chefs d'entreprises, vous êtes dans la locomotive de ce train fou et vous avez le rôle le plus schizophrène. Vous devez vous préoccuper de vos familles, de l'humeur de vos actionnaires, et de vos salariés. Par vos achats, vos procédés de production et vos ventes, vous êtes en prise directe sur le système et donc sur la cause de tous nos problèmes présents et à venir. Les particuliers dépendent, pour la plupart, de leur emploi, donc de vos décisions. Les politiques dépendent du taux de chômage, donc de vos réussites.


Chefs d'entreprises, soyez des héros : réfléchissez à la pérennité de votre modèle actuel. Vous êtes peut-être convaincus que l'entreprise peut disparaître à la lumière des changements à l’œuvre. Vous avez peut-être compris que votre activité fait davantage partie du problème que de la solution, Vous avez peut-être un sens tragique de votre responsabilité. Votre levier est immense, mais vous êtes aujourd'hui sans solution. Si vous êtes dans un de ces cas, alors il est temps de prendre rendez-vous avec ceux qui consacrent toute leur énergie à intégrer la pensée complexe et résoudre des problèmes systémiques. Ils sont designers, artistes, entrepreneurs, militants : ce sont des touche-à-tout qui ont eu de nombreuses vies. Ce blog ira à leur rencontre dans les mois qui viennent.


Si de tels héros positifs n'émergent pas, il est raisonnable de penser comme M. Cochet que l'histoire ne soit déjà écrite.


[1] Le chemin de réflexion et le paysage de projets feront l'objet de prochains articles

[2] Tant qu'il y aura un ministère de l'écologie distinct et impuissant, cette affirmation se trouvera confortée

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