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  • Julien Geffray

[Série du Perma-Commercial 2/4] : De l'origine des vices

Dernière mise à jour : 10 déc. 2020

Le premier post de cette série posait la vision des perma-commerciaux, vertueux et performants sur le long terme, une vision qui semble parfaitement raisonnable mais qui est loin de constituer la réalité du terrain. Il y a deux ensembles de causes à cela, complétées par leur champ d’intersection. C’est l’objet de ce post. Les posts suivants viendront proposer des postures et des actions immédiates pour construire les fondations d’une performance vertueuse pour toute équipe commerciale.

 

Résumé

En 2020, les entreprises sont encore majoritairement dans une recherche de croissance effrénée sur des marchés confiés à des commerciaux. Ces derniers se retrouvent investis d’une importance démesurée ce qui non seulement cause du tort à leur être spirituel, mais de surcroît leur impose de subir une pression imméritée. Seuls face à leurs objectifs, isolés quant à leur position, leur bonheur et (donc) leur réussite à long terme dépendra de trois facteurs :

  1. le niveau de pression instauré par la culture de l’entreprise

  2. leur propre ancrage dans des valeurs intrinsèques personnelles

  3. l’humanité avec laquelle les traitera leur manager direct

 

Premier ensemble de causes : la culture d’entreprise

Je n’ai pas encore assez écrit tout ce que je devais à Frédéric Laloux et son livre « Reinventing organizations ». Il me permet de situer mon propos dans le stade d’organisation Orange des entreprises dont la gouvernance est basée sur le mérite individuel. Ce stade est archi-majoritaire en 2020, et seule une poignée d’entreprises vise le stade Opale mettant en œuvre raison d’être, épanouissement de chacun et auto-organisation. Voici ce que dit entre autres Laloux sur les entreprises de stade d’organisation Orange : "l’efficacité remplace la morale comme étalon dans la prise de décision : […] la meilleure décision est celle qui dégage le plus de résultat.".

En paraphrasant encore Laloux, nous devons à ce mode d’organisation, qui a succédé au stade Ambre de la hiérarchie bureaucratique, l’innovation, la responsabilité et énormément de liberté. En parallèle il a néanmoins engendré (pour aller vite) la course à la croissance, le management par objectifs et la crise de la quarantaine (ou de perte de sens).

Organisation Orange et pression du profit

Voici ce qui se passe au sein d’une organisation Orange : le succès de l’organisation étant évalué à l’aune du profit (à commencer par celui des actionnaires), ses objectifs sont déclinés mécaniquement à tous les étages de l’entreprise, jusqu’à aboutir à des objectifs ambitieux pour chaque équipe, puis pour chaque commercial - avec bien souvent une rémunération variable plus ou moins conséquente selon la recherche de croissance de l’entreprise.

Une feuille d’objectifs classique, pour un commercial, mentionne des primes associées à la tenue d’objectifs chiffrés, et parfois quelques objectifs qualitatifs (par exemple sur la satisfaction client). Je n’ai jamais vu d’objectifs portant à l’éthique, à l’ambiance d’équipe, à l’entraide, ni à toute notion d’équilibre. Au contraire, on vise bien souvent le « déséquilibre avant », avec des objectifs qui doivent flirter avec le réalisable : ni être décourageants, ni trop simples à obtenir.

De même, les parties variable et fixe du salaire sont calculées pour être motivantes : donner ni trop de confort (salaire fixe important) ni trop de pression (fixe trop petit en regard du variable). En somme, le jeu est de maintenir le commercial sous une pression « juste », c’est-à-dire le faire travailler au maximum de ses possibilités sans l’emmener vers le burn-out. C’est dire toute l’importance donnée aujourd’hui à la direction commerciale, car c’est elle qui est en charge de ce rouage important de la croissance de l’entreprise.

Il est à noter que "l’éthique" de l’argent est fièrement assumée dans les entreprises anglo-saxonnes que j’ai fréquentées, où les discours de motivation comprenaient souvent le mot « riche » et rarement le mot « fier » ou « heureux ». En France on se cache pour être riche, et l’impact sur la santé morale des commerciaux n’en est que plus fort, car il y a un écartèlement entre notre culture d’origine (argent = mal) et celle du profit individuel (argent = réussite).

Je recommande l’autobiographie de Jérôme Kerviel, qui décrit la psychologie des traders et surtout leur environnement, assez proche de ce que j’ai pu vivre comme commercial.

La culture commerciale, une agriculture conventionnelle ?

Je peux ici décrire à quoi ressemble une stratégie commerciale. Dans nos entreprises, on observe deux types plus ou moins marqués de commerciaux :

D’un côté les "éleveurs" s’ingénient à faire payer leurs clients le plus souvent possible, en leur vendant des services optionnels ou complémentaires, des mises à jour, des opérations de maintenance… j’ai vu des stratégies visant à vendre, très cher, un nouveau produit qui n’était autre que l’ancien … avec un nouveau nom ! Plus c’est gros, plus ça passe… Dans les séminaires commerciaux, on classe d’ailleurs nos clients chéris en quatre catégories : "vaches à lait", "stars", "dilemmes" et "poids mort" (notez les expressions mélioratives…) . Les « éleveurs » sont ironiquement ceux qui vont s’occuper en priorité des "vaches à lait", c’est à dire des clients qui peuvent payer beaucoup et souvent. Et là ils ont le choix : jardiner leurs clients en nourrissant un sol fertile et durable (la relation de confiance), ou bien intensifier (forcer des ventes) jusqu’à perte des nutriments du sol et du rendement.

Les "chasseurs", catégorie à laquelle je m’identifiais volontiers, devaient être les premiers sur un marché et exerçaient l’art de la séduction – qui inclut celui d’écarter ses rivaux par tous les moyens. Quelle culture d’entreprise va les inciter à jardiner ces beaux territoires vierges, plutôt que les brûler pour y faire pousser du soja ?

Dans un cas comme dans l’autre, c’est la vision long terme de l’équation produits/marchés, insufflée par les dirigeants de l’entreprise, qui devrait influer sur les stratégies commerciales. Aujourd’hui, de nombreuses entreprises ont une page intitulée « nos valeurs » sur leur site internet, par exemple celle-ci. Malheureusement, l’organisation même de l’entreprise peut mettre à mal les bonnes intentions affichées – même quand elles sont sincères.

Pyramide et horizons

Nos entreprises fonctionnent encore sur un empilement hiérarchique de présidents, directeurs, sous-directeurs, chefs, sous-chefs etc… On a vu que chacun avait ses objectifs. Chacun a également son périmètre de pouvoir. Dans l’exercice du pouvoir, il y a la faculté de distribuer l’information à sa guise. Dans nos entreprises, il est mal considéré de partager de l’information à d’autres niveaux que son équipe, son chef ou ses subordonnés directs. « Escalader » ou « diffuser » sont en général des motifs de réprimandes plus ou moins directes.

Ce mécanisme a un effet pervers, celui de déresponsabiliser les salariés de base qui voient leurs champs d’action et d’influence réduits à leur minimum. Pire : cela les dissuade de dépasser leur fonction, quand bien même cela aurait de la pertinence. Il en va de même pour les commerciaux qui doivent respecter scrupuleusement leur "pré-carré". J’ai vu des disputes (remarquable dissipation d’énergie interne) liées à des nouveaux clients potentiels dont personne ne savait s’ils tombaient dans tel ou tel département jusqu’à ce qu’un chef doive trancher (avec ce que cela suppose de frustrations, rancoeurs etc…)

La pyramide classique, qui crée des murs à l’intérieur de l’entreprise, fait perdre beaucoup d’énergie en rapports ("reporting"), contrôles, réunions internes, négociations etc… Pire : elle acte un mécanisme de compétition au sein des équipes commerciales là où l’entraide devrait prévaloir. Cette compétition peut se dérouler sur le plan des chiffres dans le meilleur des cas, mais bien souvent elle donne lieu à de véritables batailles pour contrôler les ressources internes de l’entreprise (les meilleurs techniciens, les meilleurs serveurs informatiques, …) Imagine-t-on un corps humain où le bras gauche pomperait tout le sang destiné au bras droit ?

Quelle équipe sera la plus efficace ? Celle ou chaque joueur ou joueuse a des objectifs individuels sur ses statistiques – et se désintéressera donc du résultat de l’équipe - ou celle qui partage avant tout une vision du jeu avec des rôles et des interactions clairs ?

Résumé

Pour résumer, une culture d’entreprise poussant à des comportements néfastes comprend systématiquement :

  • des objectifs uniquement basés sur le chiffre

  • une atomisation des objectifs jusqu’au niveau individuel du salarié

  • une organisation hyper-segmentée qui détruit les potentiels vision, sens et éthique des fondateurs de l’entreprise

  • une pression importante sur laquelle on reviendra

 

Second ensemble de causes : le manque de garde-fous individuels

Dans ces entreprises, il n’y a pas de place pour un perma-businessman (ou une perma-businesswoman) car l’éthique de base et la culture associée ne permettent pas de choisir ses clients, de penser long terme, de réduire l’importance de l’argent, de réfléchir au bien-être de tous dans un projet.

Le rythme imposé ne permet de respecter ni son corps ni son esprit.

La liberté et l’autonomie de décision sont des luxes rares pour les commerciaux. La plupart du temps, il leur est impossible de s’opposer à leur hiérarchie, qui bien souvent ne promeut que des méthodes court-termistes, avec une réflexion d’exercice comptable annuel.

Valeurs intrinsèques contre valeurs extrinsèques

Un commercial dont les valeurs personnelles ne sont pas fortement affirmées se laissera donc happer par une fuite en avant d’objectifs, bousculé par les remontrances, les avertissements comme par les encouragements et les félicitations. C’est un jeu épuisant dont il s’agit de ne pas sortir broyé. Je recommande à chaque professionnel de pratiquer par exemple l’exercice des « Moving motivators » afin de se situer dans ses critères intrinsèques de réussite.

En effet, si ces éléments ne sont pas connus, il ne reste que des critères extrinsèques de succès : l’argent donc, mais également les signes de reconnaissance (fluctuants et potentiellement destructeurs de l’image de soi), et généralement l’avis des autres sur sa propre réussite. Or sur chacun de ces critères, une fuite en avant peut facilement s’installer, alimentée par le jeu des comparaisons avec ses pairs, et mener par exemple au burn-out.

Le cercle vicieux du lucre

Le plus dangereux dans ce cercle vicieux reste notre capacité à nous accommoder d’un haut standard de vie quand il survient. Je connais certains commerciaux qui gagnent tellement d'argent dans leur entreprise que, malgré une situation humaine misérable (pression, volume horaire, perte de sens…), ils ont adopté un tel niveau de vie qu’ils ne pourraient envisager de changer de job et gagner moins. Ils se sont condamnés à la croissance personnelle.


Si cela vous rappelle quelque chose, c’est normal. Or nous vivons peut-être des temps ou la capacité à décroître sera un facteur clé du bonheur personnel comme de la résilience des entreprises – du moins c’est la croyance défendue chez Addithana. Confondre sa réussite professionnelle avec la réussite de sa vie me semble un facteur important de dérives dans ses pratiques commerciales... mais n’est-ce pas du bon sens ?

Un poste à égo

Le poste de commercial est soumis à un traitement fort différent des autres fonctions de l’entreprise. Parmi ses particularités on peut trouver :

  • un salaire basé sur des primes

  • un code vestimentaire de représentation

  • des avantages en nature (voiture de fonction, téléphone, etc…)

Selon les marchés, le commercial est celui qui part en campagne et revient raconter, à la machine à café, ses pérégrinations en terrain inconnu, ses combines pour séduire les clients… autant d’occasions de susciter l’admiration et le respect. C’est ainsi que ma propre vocation de commercial est née, écoutant les histoires que mes collègues commerciaux beaux parleurs ramenaient de pays exotiques !

Chacun de ses éléments ne peut que renforcer l’égo de chacun. Si celui-ci ne fait pas l’objet d’une auto-surveillance particulière, il risque de vouloir s’installer sur un piédestal. J’ai vu de nombreux commerciaux se croire absolument indispensables à l’entreprise, et en venir à dédaigner leurs collègues d’autres fonctions, persuadés que ceux-ci sont à leur service absolu. Dans la plupart des sociétés que j’ai fréquentées, c’est malheureusement une véritable culture d’entreprise : les commerciaux bénéficient, de façon assumée, d’une reconnaissance sans commune mesure avec celle du commun des salariés.

Le karma commercial

Et quand l’ego s’en mêle, qu’advient-il de nos êtres spirituels ? On oublie trop vite qu’avant d’être un professionnel, on est un esprit faible au milieu de la société des humains, régie par des règles de vertu immémorielles.

Or quels sont les commandements des sages que nous violons quand nous mentons à un client, quand nous trichons pour obtenir une prime supplémentaire ? Comment nous situons-nous par rapport au Noble Sentier Octuple, à la table des Lois, à l’Ethique ou à Nietzsche, aux proverbes de nos grands-mères – quel que soit notre cadre de sagesse de référence ? J’ai expérimenté moi-même le « karma commercial ». Un mensonge à un partenaire qui en amène un autre à son chef, puis au client, jusqu’à avoir des conséquences insoupçonnées dans la vie de l’entreprise. Casser de tels enchaînements est difficile car il exige un réel travail sur l’ego, mais mieux vaut un acte de contrition précoce que la perte d’un client ou un licenciement pour faute grave. Une fois de plus on croira que j’exagère, mais je ne fais qu’évoquer des situations vécues.

Résumé

Le commercial est avant tout un humain, et la rubrique « sagesse » n’apparaît malheureusement pas sur nos CV. Nous embarquons nos démons dans notre aventure professionnelle, et ils prospéreront dans tout milieu qui leur conviendra : de forts enjeux d’argent et de reconnaissance, la compétition effrénée, un poste basé sur la séduction… Au-delà des rustines (méditation, yoga, développement des soft skills) qui font la fortune des coaches, c’est bien au cœur du poste que résident les dangers : définir ses valeurs de façon claire aidera à rentrer dans le jeu de façon dépassionnée et sereine.

Dans le post 4, on posera une stratégie personnelle pour échapper au karma commercial tout en améliorant ses résultats : le code du Perma-Commercial !


 

Le coefficient du vice : le management des commerciaux

Quand un système est conçu pour pousser les commerciaux à la faute, quand ces derniers ne sont pas équipés pour y résister, un élément clé de l’entreprise permet de pousser le curseur vers la vertu ou le chaos : c’est le n+1 des commerciaux, qu’il ait le titre de « directeur commercial », « responsable de business unit » , …

On en revient (toujours) aux relations humaines qu’on nous permet de vivre au sein d’un groupe. Même dans une entreprise de culture très méritocratique et aux ambitions de croissance affichées, on peut trouver des managers accordant confiance et liberté, ou s’intéressant aux vrais leviers de motivation de leurs subordonnés… ou l’inverse. Ce qui fait que deux équipes de commerciaux d’une même boîte, vont connaître des ambiances différentes selon que leur responsable applique une méthode ou une autre. Par exemple :

Equipe A : le manager donne des objectifs à horizons de temps différents, personnalisés, pas uniquement centrés sur le chiffre, et organise des points d’écoute réguliers pour aider à débloquer les difficultés de ses équipiers le plus rapidement possible. Il n’élève jamais la voix, sa porte est toujours ouverte, et il protège son équipe face à sa propre hiérarchie. Sa métrique personnelle est la satisfaction des clients.

Equipe B : le manager est stressé par ses propres objectifs et décide d’archi-contrôler son équipe. Il leur donne des métriques à suivre quotidiennement (micro-objectifs de nombre d’appels passés, nombre de rendez-vous, nombre de propositions faites…). Il n’organise que des points de suivi de résultats et ne s’intéresse qu’au chiffre sans prendre en compte les difficultés. Il pense que son autorité doit servir de motivation. Il ne veut rien savoir des méthodes employées tant que le résultat (par exemple le chiffre d’affaires trimestriel, si c’est sa métrique majeure) est au rendez-vous.

A votre avis, laquelle des deux équipes de la même entreprise a créé un environnement permettant à chaque individu de s’épanouir et d’être performant ?

Dans une entreprise de culture agressive, il ne suffit pas d’avoir un manager bienveillant pour être heureux et performant, mais cela permet au moins d’en limiter les impacts sur sa santé morale et mentale. A l’inverse, un manager qui rentre dans le jeu des chiffres est destructeur pour les individus… et de fait pour l’entreprise.

De fait, les managers de nos grandes entreprises françaises reçoivent régulièrement formations et coaching pour leur apprendre à tirer le meilleur de leurs équipes. Dans la pratique, ils en ressortent souvent avec un sentiment d’idéal à atteindre dans un monde imparfait qui est celui des contraintes qu’ils subissent eux-mêmes. Une fois revenus au bureau et après trois réunions de reporting, ils se diront peut-être que l’humanisme au travail, « ça commence à bien faire » comme dirait l’autre.



 

Le prochain post explorera des stratégies d’entreprise (culture et management) pour faciliter l’émergence de Perma-Commerciaux, capables de renforcer la résilience des entreprises sur leurs marchés.

Le dernier post proposera le code du Perma-Commercial, une stratégie individuelle de réussite heureuse à l’usage des commerciaux désireux de changer.

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